II
Oaxaca est une ville datant de l’époque de la colonisation. À la pointe du baroque, avec ses églises dorées, aux sculptures frisant la démence, elle rendrait caduc le « ce ne sont que festons ce ne sont qu’astragales » de Boileau. Une cité offrant aux visiteurs un dépaysement total. Au sud, à la limite de l’État, commence l’empire oublié des Mayas.
Arrivés la veille à Mexico, Bob Morane, Sophia Paramount, Bill Ballantine et le professeur Clairembart avaient aussitôt pris un avion de la Mexicana qui les avait menés à Oaxaca. À quelques kilomètres de la ville, Armando Soller habitait une grande propriété de style colonial qui, jadis, avait servi de demeure à un riche gachupin[2]. Les communs tombaient en ruine, une partie du parc tournait à la jungle, mais la maison d’habitation, elle-même, parfaitement entretenue, brillait de l’éclat sanglant de ses tuiles rouges vernissées.
Armando Soller était un homme d’une soixantaine d’années. Une raideur hautaine dans son maintien indiquait une ascendance espagnole. En dépit du fait qu’il était Mexicain, l’hidalgo de vieille souche transparaissait en lui.
Un repas, composé principalement de mezcal de pechuga – jus d’agave, fruits et poulet –, avait réuni Soller et ses hôtes dans la grande salle non climatisée, mais où des fontaines entretenaient une douce fraîcheur.
Tout le temps du dîner, Soller devait longuement parler de sa fille adoptive, Anita. Il était un ami de son père et quand celui-ci, veuf, était mort, laissant une enfant en bas âge, Soller avait adopté celle-ci. Et Anita Sorel était devenue Anita Soller. Deux noms qui, à une lettre près, étaient l’anagramme l’un de l’autre. À cette époque, Armando Soller était marié puis, sa femme décédée, l’enfant était demeurée à sa seule garde. Au cours des années qui suivirent, Anita avait comblé les espérances que Soller mettait en elle. Après des études scientifiques brillantes dans une grande université américaine, elle était devenue, en dépit de son jeune âge, une biologiste déjà mondialement renommée. On ne pouvait lui adresser qu’un seul reproche : son esprit fantasque, doublé d’un goût de l’aventure, qui faisait d’elle un être difficilement contrôlable. Mais Armando Soller lui passait tous ses caprices.
— Et qu’allait faire Anita dans le Chiapas ? interrogea Morane.
— Elle devait rencontrer le docteur Moro, qui effectue des recherches sur la génétique des animaux de la région… En particulier des reptiles.
— Et où habite ce docteur Moro ? demanda Clairembart. J’ai déjà entendu parler de lui… D’origine française, je crois…
— Pas lui, dit Soller… Son arrière-grand-père était français… Il vit à Corozco, à l’orée de la forêt tropicale… Anita m’a donné des nouvelles, alors qu’elle se trouvait chez lui. Elle me disait qu’elle partait sur le rio Usumacinta, pour étudier la pharmacopée indienne. Cela fait deux mois maintenant… Depuis, plus de nouvelles.
— Et Moro, avez-vous pu obtenir des renseignements de sa part ? demanda Sophia Paramount.
Pendant un moment, Soller demeura sans répondre, littéralement fasciné par cette beauté rousse. Sophia fascinait d’ailleurs tous ceux qu’elle approchait. Finalement, Soller fit :
— J’ai pu parler à Moro il y a un mois. Au téléphone. Il n’avait aucune nouvelle d’Anita. Depuis, j’ai tenté de le rappeler. Impossible d’obtenir la communication. Lignes coupées. Par les Zapatistas sans doute…
— Puisque vous parlez des Zapatistas, señor, intervint Bill Ballantine, il me semble avoir entendu dire, par le commandant, que votre fille sympathisait avec eux…
— Exact, Mister Ballantine, approuva Soller. Anita est plutôt du genre à s’enflammer pour les bonnes causes. Même si elles sont perdues d’avance. Surtout si elles sont perdues d’avance…
— Anita ne peut donc, en principe, avoir été capturée ou tuée, excusez-moi ce mot, par les Zapatistas…
— En principe, murmura Soller, en principe…
Les Zapatistas étaient des groupes d’Indiens qui, désespérés des spoliations de toutes sortes dont eux et leurs semblables étaient victimes, avaient pris les armes. Ils avaient pris le nom de Zapatistas en souvenir d’Emiliano Zapata, le héros, avec Pancho Villa, de la grande révolution mexicaine de 1910. Peu nombreux, mal armés, les Zapatistas étaient souvent contraints de chercher refuge dans les profondes forêts du Chiapas ou, franchissant les frontières, dont celles du Peten, au Guatemala. Là, ils rejoignaient d’autres Indiens, révoltés eux aussi.
Soller avait enchaîné :
— D’autre part, si Anita avait été arrêtée par les troupes gouvernementales, j’en aurais été averti… Je suis un personnage important ici, au Mexique…
— Restent les dangers de la jungle, glissa Sophia.
Armando Soller secoua la tête.
— Anita est habituée à la jungle… Elle s’y trouve comme chez elle et en connaît tous les dangers, et la façon d’y parer… Quant aux Indiens… disons « non civilisés », ils sont en général peu agressifs. Et, là aussi, Anita les connaît…
Depuis un moment, une question trottait dans l’esprit de Morane. Il la formula.
— À part ses raisons… disons… euh… biologiques, Anita ne nourrissait-elle pas d’autres intentions ? La découverte de ruines mayas encore inconnues…
— Comme le temple de Kukulkan, par exemple, glissa Clairembart.
— Le temple de Kukulkan, fit Soller avec un pâle sourire. Oui… peut-être… Anita en parlait parfois… Tout le monde en rêve d’ailleurs un peu par ici… Mais, depuis Alastair, on n’en a plus retrouvé la moindre pierre…
— Il y a cependant des rumeurs, insista Morane. Ces bruits de retour du Serpent-à-Plumes…
Cette fois, Soller éclata de rire, mais sans joie.
— Le réveil de Kukulkan, hein ?… Oui, c’est un peu le serpent de mer… on en parle, mais personne ne l’a jamais vu… Un rêve des Indiens opprimés qui se raccrochent aux vieilles légendes. Anita disait, en se moquant, qu’après tout il ne serait pas tellement extraordinaire qu’il existe des serpents à plumes. Jadis, à la fin du Crétacé, n’y avait-il pas eu, justement, un reptile à plumes : l’Archéoptéryx ?… Mais cessons de plaisanter… Je voulais organiser une petite expédition officielle afin de tenter de retrouver la trace d’Anita, mais je n’ai pas obtenu les autorisations nécessaires. Les abords des jungles du Chiapas sont, pour le moment du moins, réputées zone de guerre en raison des opérations anti-zapatistes.
— Pourquoi vouloir entreprendre des recherches officielles, au lieu d’y aller « mine de rien », comme dirait le commandant ? fit Ballantine.
— Que voulez-vous dire ? s’étonna Soller.
— Que nous pourrions partir en secret à la recherche de votre fille, dit l’Écossais.
… Qui secoua son épaisse tignasse rouge aux mèches folles, et se mit à rire d’un gros rire, pour enchaîner :
— C’est que nous, partir à la recherche de quelqu’un, ça nous connaît. Quand c’est pas le professeur qui disparaît, c’est Soso, et quand c’est pas Soso c’est le commandant. Moi ça m’arrive rarement. À cause de ma taille, vous comprenez… Et il advient que c’est des autres qui se perdent, exprès pour qu’on les recherche on dirait… De la provocation… Et nous on a une réputation à soutenir… Faut dire que les personnes qu’on recherche, on les retrouve toujours, vivantes…
Les mots « ou mortes » s’éteignirent sur les lèvres du géant, rappelé à l’ordre par un coup de pied que Morane venait de lui décocher sous la table.
— … On les retrouve toujours vivantes, répéta Bill en se rattrapant.
— Bill a raison, intervint Bob. Nous avons l’habitude de ce genre d’enquête et…
— L’équipe Bob Morane, c’est comme Saint-Antoine de Padoue, coupa Ballantine. Ça retrouve tout.
Interruption ignorée. Morane reprit :
— Voilà ce que je vous propose, señor Soller. Mes amis et moi gagnerons Corozco à l’entrée des jungles du Chiapas, puisque c’est de là qu’Anita serait partie… Nous voyagerons séparément, pour ne pas éveiller l’attention… On ne nous connaît pas, nous sommes étrangers et les autorités ne feront aucun rapprochement entre nous et la disparition d’Anita… En plus, nous ne serons pas armés… À Corozco, nous nous livrerons à une brève enquête… Peut-être le docteur Moro pourra-t-il nous fournir quelque renseignement qui nous mettra sur la piste d’Anita. Si nous découvrons quelque chose, nous aviserons… Bien sûr, nous ne tenterons rien sans nous mettre en rapport avec vous…
— … si les lignes téléphoniques sont rétablies, acheva Soller.
Il hésita un instant, puis décida :
— Je crois que votre plan est bon, señor Morane. Mais pourquoi ne vous accompagnerais-je pas ?
Bob secoua la tête.
— Votre présence à Corozco attirerait l’attention. On saurait qu’elle a un rapport avec la disparition de votre fille et cela pourrait attirer la méfiance de ceux qui ont intérêt à ce qu’elle ne reparaisse pas… Si ces gens existent bien sûr…
— Pourquoi quelqu’un aurait-il intérêt à ce qu’Anita ne reparaisse pas ? fit Soller.
Morane répondit à cette question par une autre question :
— Demandons-nous aussi pourquoi elle aurait disparu ?
Il se tourna vers Aristide Clairembart.
— Que pensez-vous de mon plan, professeur ?
— Personnellement, fit l’archéologue derrière sa barbiche et ses lunettes cerclées d’acier, je suis pour…
Sophia Paramount leva une de ses jolies mains aux doigts effilés – des mains de championne de karaté pourtant – dit simplement :
— Pour !…
— Et toi, Bill ? interrogea Morane.
Le colosse ne répondit pas tout de suite.
— C’que j’aime bien chez vous, commandant, c’est votre façon de vous emparer des idées des autres. L’idée de l’enquête en catimini, elle vient pas de bibi sans doute ?
— D’accord, reconnut Bob. L’idée vient de toi. Du moins au départ. Alors, tu es pour ou contre ?
— Pour, bien sûr, fit l’Écossais avec une grimace.